Ukraine: à Kharkiv, le reflux de la culture russe
Un musée qui cache ses chefs-d'œuvre russes, Pouchkine boudé et la "langue de l'oppresseur" qui reflue... Dans une des régions les plus russophones d'Ukraine, la guerre déclenchée par Moscou est en train d'oblitérer l'influence culturelle russe.
Si l'appétit de l'Ukraine pour la "dérussification" a débuté avant l'invasion de février 2022, la guerre en cours depuis 18 mois a intensifié la campagne visant à effacer de l'espace public les symboliques russes et soviétiques.
Dans le nord-est de l'Ukraine, Kharkiv, deuxième ville du pays et largement russophone, a été une des premières cibles de l'armée russe, avant d'être contrainte à une humiliante retraite par une contre-offensive éclair des Ukrainiens en septembre dernier.
Les murs marqués par les éclats d'obus et les fenêtres condamnées du musée d'art de la ville rappellent que Kharkiv a subi et continue de subir avec une régularité effrayante les frappes de missiles et roquettes russes.
Maryna Filatova, une responsable du musée, explique que dans ce contexte, il est impossible de continuer d'exposer les œuvres d'artistes russes.
L'institution a donc supprimé les mots "et russe" du nom du département "Art ukrainien et russe", et les tableaux, comme l'emblématique "Réponse des cosaques zaporogues" d'Ilia Répine, peintre russe du 19e siècle né dans une Ukraine alors sous domination de l'empire tsariste, ont été retirés des murs.
"La ville souffre, la ville est en deuil", dit Maryna Filatova, "les gens n'accepteront pas l'art russe. Ce n'est pas le moment".
Le musée expose donc des œuvres de l'artiste local Viktor Kovtoun, illustrant la "réalité de la guerre", ainsi que des objets conçus à partir de restes de munitions qui ont frappé Kharkiv.
Dans les parcs de la ville, des statues de figures russes, comme le poète et romancier du 19e siècle Alexandre Pouchkine, ont été démolies ou dégradées.
Les œuvres de Fiodor Dostoïevski et Mikhaïl Lermontov doivent elles être supprimées du programme scolaire.
- Point de non-retour -
Enfin, on voit de plus en plus d'habitants passer à l'ukrainien, alors que nombre de familles ont des membres des deux côtés de la frontière.
C'est le cas de Mykola Kolomiets, qui à 40 ans dirige un studio d'art pour enfants. Parler russe lui laisse désormais "un goût désagréable" dans la bouche, comme s'il avait "mangé quelque chose de pourri".
Mais le maire de Kharkiv, Igor Terekhov, qui s'exprime en russe comme en ukrainien et dont personne ne remet en cause le patriotisme, met en garde contre la tentation d'un boycott.
Selon lui, forcer la dérussification dans une région où le russe a dominé si longtemps n'est pas sans risque.
"Insister pour que les gens abandonnent le russe n'est pas la meilleure façon de procéder", juge l'édile, alors que dans sa ville la vieille génération, celle qui a vécu l'Union soviétique, reste en grande partie russophone.
"Plus tu pousses, plus il y aura de résistance", prédit M. Terekhov, qui parle à l'AFP en ukrainien mais échange avec son équipe en russe.
Si la dérussification de l'Ukraine a été amorcée après l'effondrement de l'Union soviétique en 1991, c'est l'annexion de la Crimée par la Russie en 2014 qui lui a véritablement donné une impulsion. Et avec l'invasion de 2022, le phénomène s'est généralisé.
"C'est le point de non-retour", affirme Rostyslav Melnykiv, directeur du département de littérature ukrainienne d'une université de Kharkiv, dévastée par une frappe russe en 2022.
Selon Oleksandre Savtchouk, un éditeur de 39 ans, l'invasion a déclenché un intérêt sans précédent pour les personnalités culturelles ukrainiennes, en particulier celles interdites à l'époque soviétique.
"Nous ne voulons pas que les gens changent simplement de langue", dit-il à l'AFP, "nous voulons qu'ils se sentent plus ukrainiens."
D.Gallaugher--NG