

Au Bangladesh, les inquiétants ravages de la pollution au plomb
Il a 12 ans mais sa petite taille n'en suggère guère plus de 8. Comme la plupart des enfants de son village, Junayed souffre d'empoisonnement au plomb, un mal aussi silencieux que redoutable qui inquiète les autorités du Bangladesh.
Assis sur une chaise en plastique, il promène son regard vide dans la cour de sa maison de Lalbari, à deux heures de route au nord de la capitale Dacca. De l'affection qui le ronge, il ne dit pas un mot.
Drapée dans un impeccable sari tacheté de bleu et de vert, c'est sa mère qui en parle.
"A partir du CE2, il ne voulait plus nous écouter, plus aller à l'école. Il pleurait beaucoup aussi", raconte Bithi Akter, 26 ans. "Le docteur n'a pas pu nous dire de quoi il souffrait. Après sa prise de sang, on a compris que c'était lié au plomb".
Les résultats sont sans appel: 11 microgrammes de plomb par décilitre de sang. Deux fois plus que le seuil (5 µg/dL) à partir duquel l'Organisation mondiale de la santé (OMS) juge que ce métal peut affecter le développement d'un enfant.
Les campagnes de tests menées ces dernières années au Bangladesh ont montré que le cas de Junayed était monnaie courante.
Dans ce seul pays, 60% des enfants, soit plus de 35 millions, affichent des taux de plomb dangereusement élevés. Et pour l'essentiel (86%), ce poison invisible provient des usines informelles de recyclage des batteries électriques.
Dans un rapport de 2023, le fonds des Nations unies pour l'enfance (Unicef) et l'ONG Pure Earth ont recensé sur toute la planète 815 millions de victimes d'empoisonnement au plomb, citant la peinture, les jouets ou les ustensiles de cuisine comme autres sources de contamination.
La liste de ses effets est longue, surtout chez les enfants, plus vulnérables: baisse du quotient intellectuel et des performances cognitives, anémies, retards de croissance, affections neurologiques. Jusqu'à la mort.
- "Tueur silencieux" -
Tests sanguins en main, Bithi Akter n'a pas tardé à faire le lien entre les symptômes de son fils et cet atelier près duquel il avait l'habitude de jouer.
"Ça commençait la nuit et tout le secteur était enfumé. On sentait cette odeur particulière en respirant", se remémore-t-elle. "Les fruits ne poussaient plus pendant la saison. Un jour, on a même retrouvé deux vaches mortes chez ma tante..."
"Ils ont fermé l'usine dès qu'on a commencé à se plaindre", renchérit une autre mère du village, Morsheda Begum. Son fils Muhin, 14 ans, n'a pas échappé au plomb lui non plus.
Pour Mitali Das, de Pure Earth, le recyclage "sauvage" des batteries est un véritable poison.
"Dans ces usines, ils cassent les vieilles batteries, en retirent le plomb et le fondent pour en faire de nouvelles", décrit-elle. "Ils font tout ça à l'air libre (...) les vapeurs toxiques et l'eau acide produite dans l'opération polluent l'air, le sol et l'eau".
"Le plomb est un tueur silencieux", résume-t-elle.
Son ONG a recensé plus de 300 sites pollués dans tout le pays, dont 265 usines informelles de recyclage. La Banque mondiale estime qu'il en existerait plus d'un millier...
Comme à Fulbaria, petit village à 150 kilomètres au nord de Dacca. Au bout d'un chemin forestier, à l'abri de hauts murs de pierre et d'un portail dûment gardé, le siège de la société chinoise Xinyuan Storage Ltd.
Son directeur refuse d'ouvrir la porte, alors c'est un voisin, Rakib Hasan, qui mène la visite.
- "C'est mort" -
D'un côté de l'usine, des rizières bien ordonnées piquées de pousses vertes. De l'autre, une canalisation crache de l'eau dans un bassin d'un vert opaque. Tout autour, des parcelles mortes, engluées d'une épaisse boue orangée.
"Je me souviens qu'enfant, j'apportais à manger à mon père quand il était dans les champs. Le paysage était magnifique, vert, l'eau était claire", raconte Rakib Hasan, 34 ans.
"Vous voyez à quoi ça ressemble maintenant. C'est mort, pour toujours", peste l'ingénieur. "Ils ont tué notre village".
Sur sa plainte, un juge a déclaré illégale l'activité de l'usine, qui emploie officiellement 80 salariés, et ordonné d'y couper l'électricité. Mais la Cour suprême du pays a suspendu sa décision.
"L'usine a acheté les autorités locales (...) notre pays est pauvre, beaucoup de gens sont corrompus", maugrée le plaignant. "On a besoin d'emplois, mais pas de ceux qui détruisent notre environnement..."
Sollicitées par l'AFP, ni l'entreprise ni l'ambassade de Chine n'ont répondu.
Quant à la ministre de l'Environnement du gouvernement provisoire, elle refuse de se prononcer sur un dossier porté devant la justice.
"Nous menons régulièrement des opérations contre la production et le recyclage illégaux des batteries électriques", assure toutefois Syeda Rizwana Hasan, "mais ces efforts sont souvent insuffisants face à l'ampleur du phénomène".
- "Prévenir" -
Il faut dire que le recyclage informel des batteries a le vent en poupe au Bangladesh. Dopé par le "boom" de l'électrification des "rickshaws", ces tricycles à moteur qui encombrent les rues des villes et les routes des campagnes du pays.
Les autorités en ont recensé près de 4 millions. Le juteux marché de leurs batteries est estimé à 870 millions de dollars (800 M euros)...
"Il est presque totalement informel", déplore Sohanur Rahman, de l'ONG Youth Net. "Il faut le légaliser de façon à ce que les règles de sécurité du gouvernement soient appliquées".
"C'est un peu le revers du tout électrique", regrette Maya Vandenant, de l'Unicef, qui prêche pour une stratégie de "formalisation" du secteur incluant règles plus strictes, incitations fiscales et surtout campagnes d'information.
"La plupart des gens ignorent les dangers du plomb", insiste-t-elle. "Le coût de la perte de QI causée par le plomb a été estimé à 6,9 points de croissance pour l'économie du pays !"
Pour mieux lutter contre cette pollution, une nouvelle campagne de tests sanguins vient d'être lancée auprès de 9.000 habitants du pays. Outre celui du plomb, elle mesurera le taux d'autres métaux lourds comme le mercure ou l'arsenic.
Autorités et ONG ne se font pas d'illusion: ses résultats seront mauvais.
Alors pour le Dr Muhammad Anwar Sadat, qui suit le dossier au ministère de la Santé, il y a déjà urgence.
"Si nous ne faisons rien, avertit-il, le nombre de personnes affectées sera multiplié par trois ou quatre dans les deux prochaines années".
K.Cairstiona--NG